lundi 27 octobre 2014

ENTRETIEN AVEC JEAN CHRISTOPHE CHABANNE ( I ) *









L'INVERSION 68 DES ANNEES MITTERRAND








J. C. Chabanne
Les Ecluses du Ciel  est la série qui vous a révélé au public ?

M. Rouge
A l’époque où j’ai commencé Les Ecluses, j’étais en relation avec Rodolphe. Auparavant, nous avions réalisé Les légendes de l’éclatée, une histoire de science-fiction un peu spéciale de soixante pages. La continuité avec Rodolphe était donc logique. Je ne connaissais que lui à l’époque, en dehors de Lob qui m’avait refusé Le Transperceneige suite à un essai de deux planches commandé par l'intermédiaire de Mougin qui venait de fonder la revue (A Suivre)... chez Casterman. Entre temps, j’avais fait un stage chez Jean Giraud et encré quelques pages de La longue marche. Donc, Rodolphe m’a présenté le projet et j’ai accepté. A la fin du troisième album, j’ai compris que devais mettre un terme à cette aventure. Reste qu’au niveau du dessin, j’y ai fait mes premières armes. Mais, au fond, je désirais  travailler sur quelque chose qui ait plus de sens. L’histoire de Rodolphe était l’adaptation d’un conte sur la ville d’Ys, traitée d’une manière assez simple pour les adolescents. Par contre, les trois albums se sont bien vendus, surtout en Bretagne ; finalement, chaque titre a cumulé 40.000 exemplaires, (ce qui serait plus qu'un simple succès aujourd’hui), d'autant qu'il n'y avait aucune violence gratuite. Par ailleurs, ce que je déplore de plus en plus dans la pratique courante de la relation scénariste-dessinateur, c'est l'absence de toute collaboration possible au niveau du scénario. Le dessinateur devrait être plus qu'un simple exécutant, et travailler de concert avec le scénariste ; un scénario doit s’adapter au fur et à mesure, selon les situations ressenties par le dessinateur, même si les grandes lignes sont définies une fois pour toute. Avec Rodolphe, Cothias, et Greg, quand le scénario est écrit, c'est devenu une totalité inaliénable ; on ne peut plus toucher un mot. Pour moi, il manque là quelque chose de substanciel.


J. C. Chabanne 
Connaissez-vous François Allot, le dessinateur qui a repris la série ?

M. Rouge
Oui je l’avais rencontré. Il espérait, avec cette reprise, avoir un travail régulier. Il était assez lent, encore plus que moi, mais rempli de bonne volonté.

J. C. Chabanne
Avez-vous lu la suite de la série ?

M. Rouge
Non ! De même que mes trois albums, je ne les ai jamais relus ! A part quelques planches isolément, comme ça, de temps en temps… Je me suis d’ailleurs rendu compte que ce n’était finalement pas aussi mauvais que je me l’étais imaginé alors ! Par contre, j’ai relu des passages de mon travail sur Frontière sanglante  (Marshall Blueberry) avec Giraud, et là je suis resté étonné de la performance narrative, non pas le scénario, que je trouve au fond plutôt insignifiant. Pour la mise en page, Giraud m’avait donné un cahier d’écolier avec toutes les pages « roughfées » ; j’ai repris minutieusement toutes les indications. Giraud est aussi un grand technicien du découpage. Personne n’est au dessus de lui à ce jour… sauf peut-être, d’une certaine manière, le dessinateur de Largo Winch. Sur le plan du découpage, on peut même dire que Francq est parfois plus serré et efficace. Par contre son dessin n’est pas très beau. Il reste au service de sa narration, sans plus. Imaginez un découpage de Francq avec un très grand dessinateur, ça donnerait quelque chose de remarquable !


J. C. Chabanne
Au début des années 80, il y avait peu de séries dites d’Heroic Fantasy. Est-ce que votre travail sur Les écluses…  a joué un rôle précurseur ?

 M. Rouge
Je ne pense pas. A l’époque il y avait La Quête de l’Oiseau du temps qui était en gestation, A cette époque, je fréquentais Loisel et Le Tendre et je connais bien leurs conceptions des choses. Contrairement à eux, l’Heroic Fantasy n’est pas du tout mon univers, je n’y crois pas. Tout ce qui est merveilleux, fantastique, science-fiction, d’une façon générale, je ne marche pas. Je ne suis pas du tout motivé graphiquement par l’imagination. Ce sont les personnages et les décors dits « réels » mis en page comme s’ils étaient filmés qui m’intéressent vraiment. Les Ecluses du ciel n’ont donc rien de précurseur, cette histoire se voulait fidèle à un conte, comme la série Les Héros cavaliers, sur le plan formel, se voulait fidèle à une époque. Je ne désirais rien inventer, juste restituer un récit dans un climat réaliste.






J. C. Chabanne
Comment s’est passé la reprise de Comanche avec Greg ?

M. Rouge
Quand Michel Greg m’avait appelé, j’avais cru à une blague de mon ami le dessinateur Frédéric Garcia qui passait son temps à nous faire des appels téléphoniques en imitant des voix... Après les « Héros cavaliers », ma technique était devenue assez réaliste pour passer aisément au western. Les trois premiers Comanche sont graphiquement mes meilleurs albums. La collaboration s’est très bien déroulée ; il fallait seulement accepter de ne même pas changer une virgule aux dialogues. Avec Rodolphe, c’était la même chose, comme je viens d'y faire allusion, mais on aurait pu améliorer, contrairement aux dialogues de Greg. Les textes de Cothias sont assez savoureux, mais c’est un peu de l’esbroufe. Greg, par contre, était un vrai dialoguiste. Relisez avec attention, vous verrez, c’est très bien écrit ! Il faut remarquer que c'est un fait rare en bande-dessinée. A part le genre humoristique, les dialogues des récits réalistes sont plutôt moyens. Van Hamme fait parti des rares exceptions. 

J. C. Chabanne 
Est-ce qu’il est difficile de s’adapter aux héros de Hermann ou de passer derrière son style de dessin plus particulier ?

M. Rouge
Non pas du tout parce que Hermann n’est pas de mon école. Je n’ai repris que le physique des personnages, je ne me suis référé à aucun dessin d’Hermann. D’ailleurs, on me l’a reproché mais je n’ai pas sa technique particulière. Il a une manière de raconter qui est très fluide, très performante, et il est un des meilleurs raconteurs d’histoire, mais, sur le plan graphique, je ne pouvais pas m'en m’inspirer.

J. C. Chabanne 
Reprendre une série signifie se mettre en danger dans son travail face aux critiques des lecteurs ou aux comparaisons de style ?

M. Rouge
Je ne me suis jamais préoccupé de cela. Autant Hermann est un auteur remarquable, autant c’est un dessinateur qui ne m’impressionne pas du tout… dans le sens où son dessin est plutôt commun. On peut même dire qu’il n’est pas très beau. Avec la référence" giresque",  on peut avoir le sentiment d’être en mesure de reprendre n’importe quoi. Il faut se souvenir, qu’à cette époque, chaque nouvel album de Blueberry était un évènement. Giraud, était une référence majeure. Je lui avais même fait part de mon désir qu’il fonde un atelier et forme des dessinateurs ; mais il était trop indépendant d’esprit, il n’a jamais voulu rentrer là-dedans.

J. C. Chabanne
Cinq tomes de Comanche avec Greg et le dernier pour finir la série s’est fait avec Rodolphe ?

M. Rouge
Je n’ai même pas eu de choix à faire, c’est lui qui s’est imposé. Je ne sais pas comment il y est parvenu, je n’ai rien eu à dire mais, pour ce qui me concerne, j’aurais aimé que ce soit Van Hamme. Greg et Van Hamme étaient amis. Dargaud a dû le contacter mais il a refusé. Il avait sans doute ses raisons… ça ne l’intéressait pas. C’est ainsi que Rodolphe a repris Comanche, contre toute attente, parce que je n’aurais jamais imaginé Rodolphe sur un western. Au niveau des dialogues ça a chuté, sinon pour l’histoire elle-même, il s’en est sorti de manière très honorable.

J. C. Chabanne
Vous avez répondu à l’appel au secours de Jean Giraud  pour finir le troisième volet de Marshall Blueberry après la « trahison » de Vance.

M. Rouge
Absolument ! C’est tout à fait ça ! Il était très mécontent que Vance ait abandonné Marshall. Il m’a appelé après avoir choisi avec Vidal parmi plusieurs auteurs. Vance est un grand dessinateur mais son dessin n’est pas du tout évolutif. C’est plutôt une écriture fermée et codée de façon très systématique comme Graton ou Hubinon. Il m'était absolument impossible  de reprendre ce style de dessin, d’ailleurs Giraud ne me l’a pas demandé. Au début, il était un peu inquiet mais, je lui montrais tout ; je n’encrais qu'après qu’il ait vu le crayonné. C’était un enseignement définitif. On apprend beaucoup sur un découpage de Gir.





La Danse de Kali, série KASHMEER, p.17. 









*Propos recueillis en aout 2014 par J.C. Chabanne, mis en ligne en Octobre 2014 sur le site Actua. BD.





(A SUIVRE)…












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